Derrière un titre assumant crânement son objet, Jacques-Olivier Boudon livre en quelque trois cents pages et en s’appuyant sur de nombreux cas particuliers, une étude sur la sexualité des Français durant le règne de Napoléon.
La période, du moins à ses débuts, lorsque la Révolution est encore fraîche, est marquée par une certaine libéralisation des mœurs. Alors que l’Église catholique perd de son influence1, le contrôle des naissances fait des émules2 et l’esprit libertin du XVIIIe siècle renaît sous le Directoire, notamment avec les Incroyables et les Merveilleuses, soulagés d’avoir échappé à l’échafaud.

Les femmes sorties des geôles révolutionnaires sont les premières à vouloir profiter de leur liberté recouvrée, et Joséphine de Beauharnais n’est que l’une d’entre elles. Cette soif de plaisirs s’exprime d’abord par le vêtement, avec des robes décolletées ou presque transparentes, tout en plis comme des tuniques antiques, qui laissent aisément deviner les formes. Ces dames revendiquent une vie sentimentale et même sexuelle aussi libre que celle des hommes : Madame Hamelin collectionne ouvertement les amants et le jeune Bonaparte, dont la sœur Pauline défraiera la chronique par ses nombreuses aventures galantes3, n’hésite pas à courtiser Joséphine tout en sachant bien quels liens l’unissent à Paul Barras4.
Les premières années avec la belle Créole sont d’ailleurs ardentes, torrides même pour le brillant général. Lui qui a connu sa première expérience sexuelle à 18 ans avec une prostituée du Palais-Royal5, découvre vraiment les plaisirs de Vénus avec Joséphine, experte en la matière, si l’on en croit les courriers enflammés qu’il lui envoie…
Mais lorsque Bonaparte devient Napoléon, c’est-à-dire lorsque le régime impérial succède à celui du Consulat, un nouvel ordre moral est instauré par le biais du Code civil6 puis du Code pénal7. Si le divorce, conquête révolutionnaire8, est maintenu, il devient beaucoup plus difficile à obtenir, et la famille légitime est instituée comme la valeur suprême, diminuant drastiquement les droits des enfants naturels. Toute relation adultérine est vue d’un mauvais œil par le pouvoir, tout divorce surtout, car l’empereur s’autorise volontiers maintes liaisons extra-conjugales9 et est prêt à les accepter chez les autres pourvu qu’elles demeurent secrètes.

En revanche, il souhaite donner de son couple (avec Joséphine comme avec Marie-Louise) l’image d’un mariage harmonieux et uni, et il entend que ses plus fidèles lieutenants offrent le même spectacle. Aussi n’hésite-t-il pas à s’immiscer dans leur vie privée et à les contraindre à des unions légitimes. Alexandre Berthier et Armand de Caulaincourt en font ainsi les frais. Napoléon n’apprécie guère se trouver en présence de la maîtresse du premier, la marquise Visconti (mariée et mère de deux enfants), et oblige son maréchal à épouser la princesse Élisabeth de Bavière… deux mois avant le décès du marquis Visconti qui aurait pu rendre Berthier « le plus heureux des hommes »10. Quant au second, Napoléon lui interdit d’épouser Adrienne de Canisy, dame du palais de Joséphine dont le mari même consentirait pourtant à se séparer11 !
Si un conservatisme moral est incontestablement de rigueur sous l’Empire, ni l’homosexualité ni la prostitution ne sont toutefois remises en cause, la législation napoléonienne entérinant de fait la tolérance à leur égard qui a cours depuis la Révolution.
Alors que la sodomie était sous l’Ancien Régime jugée comme un crime passible de la peine de mort (par le feu), elle n’est désormais plus pénalisée. On ne saurait dire pour autant qu’elle est acceptée : la société continue de la réprouver et les homosexuels doivent toujours vivre leur sexualité dans la clandestinité, pouvant autrement se voir arrêtés et condamnés pour « outrage public à la pudeur »12. Bien sûr, tout le monde n’est pas logé à la même enseigne. Selon que vous serez puissant ou misérable…

Sous le Consulat, Jean-Jacques-Régis de Cambacérès ne s’encombre d’aucune épouse et ne craint pas de se montrer entouré de jeunes compagnons. De même, tout amant qu’il fût de Joséphine, de Mme Tallien ou de Sophie Arnould, Barras était notoirement tout autant attiré par les hommes13. Quant au préfet Joseph Fiévée, préfet de la Nièvre à la fin de l’Empire, il affichait clairement son homosexualité, puisqu’il partagea pendant quarante ans la vie de Théodore Leclercq. Pour les autres, le danger d’être pris en flagrant délit, si l’on peut dire, était plus réel, mais les risques demeuraient malgré tout limités, « les faits reprochés aux inculpés [n’étant] pas passibles des tribunaux »14. En témoigne l’affaire d’Issoudun – en 1807, cinq habitants de cette ville sont accusés de sodomie –, où l’action judiciaire est abandonnée faute de fondement juridique, et ce à la demande du préfet de l’Indre.
Le terme de « pratiques homosexuelles » est volontairement préféré par Jacques-Olivier Boudon à celui d’homosexualité, pour la raison que, selon l’historien, de nombreux Français de l’époque napoléonienne « n’en avaient pas conscience » : « Il est donc plus logique de parler de pratiques homosexuelles, lesquelles se sont sans doute développées dans le contexte de l’essor d’institutions presque exclusivement masculines comme l’armée, l’homosexualité féminine échappant largement à l’analyse, faute de sources »15.
Sans qu’on ne puisse les quantifier, les relations homosexuelles, ou du moins homoérotiques, ne devaient effectivement pas être si rares lors des campagnes militaires qui, durant près de deux décennies, mobilisèrent de très nombreux jeunes hommes, les amenant à vivre dans une grande promiscuité physique.

Mais pour calmer les ardeurs de leurs soldats, les généraux pouvaient surtout compter sur les « filles publiques ». Liée au développement de la société militaire, la prostitution s’avère omniprésente dans les villes de l’Empire16, notamment dans les villes de garnison. Elle reste toutefois sévèrement contrôlée. Le bureau central créé sous le Directoire au sein de la police parisienne afin de surveiller et recenser les prostituées voit, sous le Consulat, ses compétences être élargies à l’ensemble du territoire national. Lorsque Napoléon devient empereur, la tolérance à leur égard faiblit encore… même si l’hypocrisie dans la gestion du phénomène n’est jamais loin.
Car ce que condamnent avant tout les autorités de l’époque (de toute époque ?), ce sont les « formes ostensibles de la sexualité » : « dès lors que l’acte sexuel est accompli dans la plus stricte intimité, [le législateur] ne s’en mêle pas, ce qui est une forme de liberté »17.
Image du bandeau : Jacob Frères, Lit de Madame Récamier, vers 1799, acajou, bronze doré et patiné, Paris, musée du Louvre, © Wikimedia Commons cc-by-3.0
- Rappelons que, pour l’Église, qui suit en cela l’enseignement de Saint Augustin, tout acte charnel doit viser à la procréation et les relations sexuelles ne sauraient avoir lieu dans un cadre autre que celui du mariage. [↩]
- Ce qui revient à dire, selon l’auteur, que de plus en plus de Français s’initient à des pratiques sexuelles telles que le coït interrompu, la masturbation ou encore les rapports buccaux ou anaux. Jacques-Olivier Boudon, Le Sexe sous l’Empire, Paris, La Librairie Vuibert, 2019, p. 7. [↩]
- Voir notre Qui-suis-je ? sur Pauline Bonaparte : https://marmottan.hypotheses.org/12734. [↩]
- Jacques-Olivier Boudon, op. cit., p. 134. [↩]
- Haut lieu de la prostitution à l’époque. Bonaparte y passe, par hasard selon lui, en novembre 1787 (ibid., p. 129). D’autres lieux de la capitale étaient également fréquentés par les prostituées : les quais, les boulevards extérieurs et les Champs-Élysées. [↩]
- Lequel précède de quelques mois le couronnement de l’empereur. « La concomitance entre la discussion du Code civil et le rétablissement de l’Église catholique n’est pas le fruit du hasard, non plus que le fait que l’un des concepteurs et rédacteurs du Code, Portalis, a été ensuite ministre des Cultes. Il y a bien une volonté manifeste d’imposer un nouvel ordre moral au pays. » (Ibid., p. 294). [↩]
- Comme le note Chantal Prévot, le Code civil « institue un système familial attribuant à l’homme le rôle social, à la femme le rôle naturel. » « […] puisant majoritairement aux principes juridiques traditionnels et aux mentalités ancestrales, le code est marital, autoritaire et patriarcal. La femme possède des droits, mais mariée, elle ne peut les exercer que sous l’autorité d’un mari et demeure une éternelle mineure mise sous tutelle. » (Le Sexe contrôlé. Être femme après la Révolution, Paris, Passés composés, 2024, p. 268-269). [↩]
- À Paris, entre 1792 et 1803, on compte 13 000 divorces pour 55 000 mariages. Jacques-Olivier Boudon, op. cit., p. 17. [↩]
- Après quelques années d’une ardente passion pour son épouse (passion d’ailleurs pas totalement partagée, Joséphine brûlant pour le bel Hippolyte Charles), Napoléon se montre sensible aux charmes des autres femmes. Cela commence avec Pauline Fourès, qui accompagne son jeune officier de mari en Égypte, continue avec la cantatrice italienne Giuseppina Grassini, à laquelle succède la comédienne Mlle George, puis Mme Duchâtel et bien d’autres encore. « On ne peut passer en revue les dizaines de femmes séduites par Napoléon. Certaines ont toutefois eu une place à part dans son existence. » Il s’agit d’Éléonore Denuelle de La Paigne, qu’il rencontre chez sa sœur Caroline, et dont il aura un fils, le comte Léon, et de Marie Walewska, qu’il ira jusqu’à nommer « mon épouse », et dont il aura également un fils, Florian Walewski, le comte et vieux mari de la belle Polonaise (50 ans de différence !) le reconnaissant. Voir Ibid., p. 140-151. [↩]
- Berthier s’accommodera toutefois de la situation en pratiquant « aux yeux de tous la bigamie, continuant à manifester une grande sensualité auprès de la marquise tout en faisant trois enfants à sa femme légitime ». Ibid., p. 73. [↩]
- Caulaincourt devra patienter huit longues années pour enfin se marier, après l’abdication de Napoléon, avec Mme de Canisy. [↩]
- Lequel motif s’applique d’ailleurs à toutes les démonstrations amoureuses, quel que soit le sexe. [↩]
- Ibid., p. 198-200. [↩]
- Ibid., p. 206. [↩]
- Ibid., p. 191. [↩]
- On compte environ 30 000 prostituées à Paris. [↩]
- Ibid., p. 294. [↩]